L’aventure Ratilly commence avec Jeanne, en novembre 1938, lors de son « apprentissage » chez Eugène LION qui durera jusqu’en mars 1939. Elle y apprend les gestes, découvre des techniques, les matériaux utilisés ; elle se familiarisera avec les usages et l'histoire de la production de grès traditionnel de Puisaye et de l’école de Carriès. De son passage chez le vieux maître potier il reste quelques grès signés à la pointe “J de M “ de son nom de jeune fille Jeanne BOUTET DE MONVEL et quelques notes de son stage : “M. Lion me laisse à mon gré « gigoter », comme il dit sur le tour, mais il me surveille de loin. Quant il aperçoit un pot qui monte bien, il rit en me faisant un petit salut militaire : « Allons, coupez moi ça, vous m’entendez... ne l’flattez pas tant » – Car il a surpris, parmi les formes successives que revêt mon pot, une courbe qui lui plaît particulièrement, il craint que je ne la déforme en la voulant trop parfaite Et c’est ainsi que j’apprends à ne pas chercher obstinément à réaliser une forme préconçue.”
Jeanne découvre pour la première fois le château de Ratilly au cours d’une promenade, voici le récit qu’elle en fait dans une lettre datée du 1er janvier 1939 : “Première visite à Ratilly ... vendredi nous avons été voir à 12 km d’ici le château de Ratilly au milieu des bois, un magnifique château fort du XIIe siècle. Nous avons franchi le pont levis, nous avons sonné. Longtemps après, un volet a grincé et une voix nous a crié : « qui êtes-vous ? », puis la fenêtre s’est ouverte et la propriétaire a passé sa tête, une vieille dame de 82 ans en chemise de nuit. Elle nous dit qu’elle est malade et ne peut voir personne. Elle habite là absolument seule, se fait sa cuisine ou plutôt n’en fait pas et se nourrit de croissants achetés tous les 15 jours.”
En 1943, Jeanne est une potière encore débutante, elle ouvre un atelier à Paris rue Garancière puis rue St Didier avec son amie Christiane LARMOYER.
Elle y travaille la faïence et réalise des objets décoratifs : des oiseaux muraux et des lampes. Jeanne et Norbert PIERLOT se marient en 1948. Alors jeune comédien sans fortune à Paris,
Norbert est l’élève de Charles DULLIN et participe à la création de Caligula de CAMUS avec Gérard PHILIPPE, il noue des amitiés durables avec Michel ETCHEVERRY, Alain CUNY, Georges PERROS,
Jean-Louis BARRAULT, Marcel MARCEAU.
Douze ans après sa première visite, en 1950, Jeanne PIERLOT fait découvrir la grande demeure à Norbert ; la décision immédiate de l’acquérir et d’y créer un lieu de création est prise.
Le 6 janvier 1951 l’achat est acté. L’installation commence au printemps avec leur premier fils Martin. Il n’y avait bien sûr ni tour, ni four à Ratilly ; alors trois fois par semaine,
Jeanne allait anser soupières et pichets qu’elle faisait tourner et cuire par Pierre LION.
Un four à charbon de 2m3 fut construit, la première cuisson épique a lieu au printemps 1952.. On y a enfourné les poteries utilitaires de Jeanne : bols, pichets, plats, jattes.... Norbert, encore acteur, a profité d’un seul jour de relâche pour conduire la cuisson. Pressé par le temps, il pousse le feu un peu vite. Les braises s’accumulent, obstruent les grilles du cendrier qui fondent. Les professionnels des environs : M. MATIVET de Saint-Sauveur, Pierre LION de Saint-Amand, sont appelés à l'aide. La fournée est sauvée. Jeanne PIERLOT met peu à peu au point toute sa gamme de poteries culinaires et de table : marmites, soupières, jattes, saladiers, bols, plats, assiettes, pichets, beurriers, coquetiers… Les formes sont dessinées avec précision, il n’y a pas de filet, de nervure, ou de pied. Sur la terre brune de Puisaye qui ne disparaît jamais totalement, un émail blanc laiteux couvre la surface de la pièce. Viendront par la suite un émail bleuté puis un vert. Toutes les pièces seront signées d’une chouette.
Dès son installation à Ratilly, Norbert PIERLOT apprend à tourner ; Il profite des jours de relâche en tournée pour faire le représentant dans les boutiques des villes traversées. Très vite sa présence à plein temps devient indispensable à Ratilly. De la collaboration de Jeanne et de Norbert vont naître des formes de contenants plus recherchés, des vases ou bouteilles très refermés, aux formes tendues. Au milieu des années 60, une exposition à la galerie « La Demeure » à Paris présentera un ensemble de pièces aux formes denses, ramassées ainsi que de fines bouteilles fusiformes aux émaux précieux.
Durant l’été 1952, débutent les premiers stages de poterie destinés à payer les travaux et l’installation de l’atelier. Antoine DE VINCK fait partie des premiers fidèles. Beaucoup de céramistes, amis, artistes sont venus s’initier à la poterie, à la cuisson traditionnelle au bois, mais devaient y trouver bien plus. Ils découvrirent un lieu de silence, de dépouillement, de contacts authentiques. A partir de 1953, le nombre de stagiaires s’accroît notablement, c’est à cette époque que George JOUVE vient séjourner à Ratilly. Parmi les stagiaires on pourra citer Gustave TIFFOCHE, Helena KLUG, Olivier MOURGUE, le Clown DIMITRI, Sylvie GIRARD, Jean BIAGINI, Jean-Marie LEDANNOIS, Inger PERSSON, Jean HUGUET, Colette BIQUAND, Olivier GIROUD, ou encore Alain GAUDEBERT. Viendront ensuite plusieurs centaines de stagiaires.
Le métier de céramiste mûrit lentement chez Norbert Pierlot, parce que c’est sa nature, mais aussi parce que la production de l’atelier, les cuissons, accapareront beaucoup de son temps. D’autant que les activités de Norbert et Jeanne ne s’arrêtent pas à la céramique, ils organiseront des expositions, des concerts sans oublier la réhabilitation du site de Ratilly.
En 1974-1975, Norbert se retire dans une petite ferme du Bourg-sans-Paille perdu dans la campagne de la Puisaye proche de Ratilly.
Il œuvre là dans un dénuement monacal, dans le froid face à sa boule de terre à très grosse chamotte. De ce travail sortiront une quinzaine de pièces,
dont certaines mesurent plus d’un mètre, le stade de la poterie est dépassé.
Plusieurs reprennent la forme du pot mais décentrée, déformée, s’inscrivant sans ambiguïté comme véritables sculptures. Pas d’émail, pas d’habillage.
Ce travail sera présenté au Musée des Arts Décoratifs à Paris en 1976 dans l’importante exposition consacrée à Ratilly. Ce seront les dernières pièces de Norbert avant son décès en janvier 1979.
Jeanne et ses enfants continueront de faire vivre ce lieu rempli d’histoire. Martin, Nathalie, Luc, Jean et Claire rendront hommage à leurs parents, aidés par Ubald KLUG,
qui seconda longtemps Norbert dans la réalisation des expositions.
Quelques expositions et manifestations théâtrales et musicales marquantes restent témoins de cette effervescence et vitalité qui règna à Ratilly : 1956 Jouve ; 1962 Hamada, Leach, Cumella, de Vinck, Daniel de Montmollin, Jean et Jacqueline Lerat, Mohy, Jouve, Delpierre, Derval ; 1967 Vieira da Silva ; 1968 Vera Pagava ; 1969 Arpad Szenes ; 1970 Exposition Bazaine et Calder ; 1972 Geer Van Velde ; 1974 Chillida ; 1978 Miklos Bokor. ; 1981 Balthus, Barelier, Rouan ; 1984 Charles Marcq ; 1987 Hommage à Lusson.
Depuis toujours, leur fille Nathalie avait choisi elle aussi d'être potière. Après la mort de sa mère en janvier 1988, elle reprend l’atelier sous l'intitulé "Grès de Ratilly". Elle aura le souci désormais, parallèlement à son propre travail de recherche, de continuer à animer l’atelier de ses parents avec la production de poteries usuelles aux formes définies en 1952. Plusieurs compagnons viendront la seconder pour les stages et la production courante tel que Brigitte SABATIER, Colette BIQUAND, Francisco PEREIRA, Laure BAZIRE, et bien d'autres encore...
Texte Emmanuel Nesly, 2018 - source :
- Zodiaque n°101, Juillet 1974
- François Mathey & Yves Bonnefoy, Catalogue d’exposition Ratilly au Musée des Arts Décoratifs de Paris, 1976
- Marcel Poulet, L’Aventure de Ratilly, Revue de la Céramique et du Verre, juillet-août 1988
- Ratilly, Centre d'art vivant : Livre des cinquante années d'animation culturelle du Château de Ratilly, 2009
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